L’allocation d’existence, c’est aussi du capital temps


Cette citation figure sur les calicots des manifestants, en Mai 68.

Mon intervention ce jeudi 2 juin à la Librairie Utopia

Travailler moins pour vivre mieux

Si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage (en supposant qu’on ait recours à un minimum d’organisation rationnelle). Cette idée choque les nantis parce qu’ils sont convaincus que les pauvres ne sauraient comment utiliser autant de loisir. 1932, Éloge de l’oisiveté, Bertrand Russell.[1]   

Dans les mêmes années trente, Keynes prédisait pour l’an 2000 la semaine de 15 heures avec un niveau de vie quatre fois supérieur.

Si le progrès technique a tenu ses promesses, le bien être promis n’est pas au rendez-vous. En 2000, nos pays sont cinq fois plus riches que dans les années 30 mais le travail s’est intensifié pour certains, il s’est précarisé pour d’autres, il a disparu pour beaucoup trop de salariés au lieu d’être partagé entre toutes les mains. Au lieu de nous libérer, la machine nous a asservis.

Une réduction du temps de travail a bien lieu. C’est celle qui, sans cesse, augmente les effectifs de l’armée de réserve composée de chômeurs et de travailleurs précaires pendant que d’autres doivent travailler plus de 40 heures par semaine pendant encore plus d’années. C’est à cette inégalité aussi qu’il faut s’attaquer : celle de pouvoir disposer de son temps pour vivre sa vie comme on l’entend.

L’épuisement des ressources et la détérioration de notre environnement nous imposent de revoir notre modèle économique fondé sur une augmentation permanente de la production de biens dont l’utilité́ peut être questionnée et que le marketing nous enjoint de consommer.

Le chantage à l’emploi, quand l’existence de chacun est subordonnée à l’exercice d’une activité rémunérée, doit cesser pour autoriser une évolution vers un monde plus respectueux de l’environnement et économe en ressources naturelles.     Laisser le marché continuer à imposer sa loi au nom de la compétitivité internationale et de la maximisation des profits est suicidaire.

Il faut  changer de paradigme : On nous dit le travail est vital pour assurer le gîte et le couvert, nous disons au contraire qu’assurer à toutes et tous les conditions concrètes d’existence est encore beaucoup  plus vital pour vivre mieux.

Le quasi-monopole de l’emploi comme source de revenu est pour beaucoup dans la valeur sociale qui est accordée au travail. Pour abolir ce culte du travail, il faut briser ce monopole, il faut garantir un revenu à tous. Batiste Mylondo [2]

Nous avons largement les moyens en revenus (1 450 M€) et en patrimoine (12 500 M€) d’assurer à tous les membres de la communauté ce droit universel à une existence digne en toute circonstance. Enfin les machines qui remplacent l’ouvrier peuvent et doivent aussi contribuer à assurer son existence comme le préconisait déjà Jean de Sismondi (1773- 1842) .

Ainsi avec ce revenu de vie on peut :

  • Travailler moins en réduisant le temps consacré à un emploi contraint, nécessaire pour vivre mais peu valorisant,
  • Travailler mieux en se libérant d’un emploi facilement automatisable, d’un emploi nocif et inutile pour soi et pour la communauté.

Travailler moins : Avec la semaine de quatre jours et l’allocation d’existence

Les travaux de Pierre Larrouturou l’ont montré : la semaine de quatre jours n’est pas une hérésie économique, elle est au contraire la seule solution pour partager les emplois qui existent encore. Mais malgré quelques timides expériences on tourne le dos à une telle perspective.  On incite encore ceux qui ont un emploi à travailler plus (la durée hebdomadaire en France d’un plein temps est aujourd’hui de plus de 38 heures !) et on repousse l’âge de départ à la retraite ; Ces choix ont pour conséquences l’augmentation du chômage, l’accroissement sans fin des dépenses sociales pour réparer les dégâts à la fois du chômage de masse, de la précarité et de la surcharge de travail sur des salariés de moins en moins nombreux.

Rythme de vie trop rapide, surcharge de travail, manque de temps pour soi ou pour leurs proches, trajets trop longs… Les actifs de six pays occidentaux dont la France ont certaines aspirations quant au futur de leur vie professionnelle. Mais les 12 074 salariés interrogés pour une étude internationale aspirent surtout à ralentir le rythme (78 %) et travailler moins (51 %) ! Guirec Gombert, HELLOWORKPLACE [3]

Le partage des emplois avec l’allocation d’un revenu d’existence peut résoudre la quadrature du cercle qui est celle de libérer du temps sans baisse des revenus pour le travailleur, ni augmentation du coût du travail.

L’exemple montre que pour le salarié rémunéré au Smic, avec l’AUE :

  • Ses revenus augmentent de 20 % ;
  • son temps libre hebdomadaire augmente de 50 %
  • avec une journée de travail libérée, en théorie, un emploi serait créé pour quatre emplois salariés existants,
  • La productivité de l’entreprise ne manquerait pas d’augmenter ce qui autoriserait une augmentation nominale des salaires avec un accord collectif. Ainsi, avec l’AUE c’est un véritable cercle vertueux qui s’enclenche au profit de tous les partenaires.

Dans cette exemple un ouvrier payé au SMIC pour 35h par semaine est rémunéré 1464 €, en 4 jours avec l’AUE de 900 € et une contribution CAUE de 244 € serait rémunéré 1740 €.

Voir la présentation complète: https://guyvaletteparis.wordpress.com/wp-content/uploads/2022/05/aue-mai-22-2.pdf

 Avec l’allocation d’existence, le temps partiel n’est plus synonyme de précarité. On peut choisir de partager son temps entre un emploi à temps partiel et d’autres activités comme pour s’occuper de ses enfants ou de ses proches, pour créer, pour prendre des responsabilités syndicales, associatives, politiques… On peut décider de prendre un congé de six mois pour un voyage, pour des travaux, etc.

La force du revenu universel est ici double : d’une part, il assure «positivement» un socle de revenus et d’autre part, il laisse chacun libre de compléter cette base par des revenus d’activité salariée. La modulation du temps de travail et la discontinuité de l’activité ne sont plus des menaces mais des opportunités. Julien Dourgnon [4]

Ce véritable salaire socialisé avec l’AUE, ouvre la voie à « la civilisation du temps libéré » chère à André́ Gorz et émancipe l’être humain de sa condition de prolétaire, condamné à perdre sa vie à essayer de la gagner.

Si cette réduction du temps de travail concertée est une voie prometteuse pour mieux distribuer les emplois, la combiner avec l’allocation d’existence permet en sus d’aller aussi vers le travail hors de l’emploi prolétarisé.

Travailler mieux : en libérant le travail du carcan de l’emploi

Déjà en 1884, William Morris, fondateur de la Socialist League [5] dans un texte intitulé : travail utile et vaine besogne, dénonçait le travail dénué de sens et inutile: Un travail digne de ce nom suppose l’espoir du plaisir dans le repos, dans l’usage que nous ferons de son produit et dans la mise en œuvre quotidienne de nos talents créatifs. Tout autre travail que celui-là̀ ne vaut rien – c’est un travail d’esclave c’est besogner pour vivre et vivre pour besogner.[6]

Un siècle et demi plus tard, rien n’a changé, bien au contraire. Le travail aliéné triomphe partout.

Non seulement le travail paie peu mais l’emploi salarié n’est plus émancipateur. Il est trop souvent cause de souffrances. 90 % des salariés s’interrogent sur leur emploi actuel. Un salarié sur quatre est en état d’hyper stress, plus des deux tiers des 29 millions de salariés consomment des psychotropes, se dopent ou ont des addictions pour affronter leurs conditions de travail et le stress [7]. La crise de sens du travail touche de plus en plus tôt les salariés, les cadres comme les autres.

Aujourd’hui les salariés aspirent à changer de mode de vie et à un travail plus valorisant. La pandémie Covid 19 a accéléré ce phénomène de désertion du marché de l’emploi. Libérer le travail du carcan de l’emploi qu’on nous impose est devenue une nécessité.

Avec l’aide de la technologie, le revenu d’existence permet d’accompagner ces profondes mutations et de s’échapper de ces emplois devenus inutiles ou absurdes, voire dangereux pour son intégrité physique ou psychique. Il donne la possibilité de redécouvrir un métier, de s’approprier de nouveaux savoir-faire, des compétences, des responsabilités, de créer de la véritable valeur pour soi, pour les siens, pour la communauté.

On viabilise ainsi des métiers aujourd’hui peu rémunérateurs : Un jeune paysan n’est plus obligé d’exercer un emploi complémentaire pour équilibrer le budget de la ferme, cumulant ainsi plus de 70 heures de travail par semaine. S’il vit en couple, avec l’AUE, les deux conjoints ont des choix de vie beaucoup plus larges: ils peuvent ensemble se consacrer entièrement à leur activité agricole, ils peuvent employer quelqu’un à mi-temps, prendre des vacances etc.

L’allocation d’existence est le prix à payer par toute la communauté pour l’émancipation, l’épanouissement et l’inclusion de chacun de ses membres. Comme le souligne Nancy Fraser dans Qu’est-ce que la justice sociale ? : ce système de redistribution universel réellement transformateur peut modifier progressivement l’équilibre du pouvoir entre le capital et le travail en minant la marchandisation de la force de travail.

L’AUE permettra de faire le tri entre les emplois inutiles (les fameux bullshit jobsde David Graeber) et les emplois dont on ne peut se passer parce qu’ils ont une véritable utilité sociale.

L’exemple des éboueurs de New York montre qu’il est possible de valoriser des métiers pénibles mais très utiles pour la société. Aujourd’hui, plus de 50 ans après une grève historique de 9 jours, qui avait noyé́ la ville dans les ordures en février 1968, un ouvrier au service de la propreté à New York gagne jusqu’à 70 000 $ par an après cinq ans d’ancienneté.[8] Si cette conquête a été possible dans l’antre mondiale du capitalisme, avec ce revenu minimum garanti, chacun sera encore plus fort pour lutter pour de meilleures conditions de travail.

William Morris dans Travail utile et vaine besogne[9] rêvait de cette liberté́ qui reste à conquérir : Une fois libérés de l’angoisse quotidienne de la faim, quand ils auront découvert ce qu’ils veulent vraiment et que rien sinon leurs propres besoins n’exercera plus sur eux de contrainte, les gens refuseront de fabriquer les niaiseries qu’on qualifie d’articles de luxe ou le poison et les ordures qu’on nomme articles bon marché.

Conclusion

Alors oui, il existe bien une alternative au sinistre et débile projet du travailler plus pour gagner plus, pour que chacun participe avec ses moyens à la création de richesses sans être condamné à travailler trop, à travailler mal ou au contraire être assigné à l’inaction et à la dépendance.

Ainsi ce revenu de vie ne permet pas seulement de réduire le temps de travail dans l’emploi, il autorise à travailler autrement et mieux en osant abandonner un emploi dénué de sens, un travail marchandise.[10] Alain Supiot

Le travail permet d’habiter le monde, à condition  d’être libéré de cette angoisse de devoir assurer à tout prix le lendemain pour soi et sa famille et ne plus céder au chantage d’un emploi de survie, à condition de pouvoir donner du sens et du temps à chacune de nos activités. L’allocation universelle d’existence ouvre la porte à une société du choix, du temps libéré de la compétition et de la performance individuelle, pour que chacun et chacune, dans une égale considération, trouve sa place dans la communauté des humains et dans le respect de son environnement.

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Philippe Van Parijs, philosophe, fondateur du B.I.E.N (Basic Income Earth Network):  Il s’agit de construire un État social qui mise intelligemment sur l’épanouissement du capital humain plutôt que sur l’astreinte d’un emploi non choisi.  


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[1] Éloge de l’oisiveté́, Bertrand Russell, première Édition, 1932, Routledge and The Bertrand Russell Peace Fondation. Paris : éditions Allia, 2002, pour la traduction française, 40 p. Traduit de l’anglais par Michel Parmentier.

[2] Batiste Mylondo, Ne pas perdre sa vie à la gagner, pour un revenu de citoyenneté, Éditions du croquant, 2010.

[3] Les salariés occidentaux aspirent à changer de mode de vie par Guirec Gombert, HELLOWORKPLACE, 23 juin 2016.

[4] Julien Dourgnon : Revenu universel Pourquoi ? Comment ?

[5] Avec entre autres Eleanor Marx, fille de Karl Marx.

[6] Texte présenté par Anselm Jappe dans La civilisation et le travail Éditions Le passager clandestin, 2013.

[7] Quand le travail pousse au dopage : une réalité́ pour 69 % des Français, Journal Sud-Ouest, 11/11/2017

[8] Lire pages 147 et suivantes Utopies réalistes de Rutger Bregman, Éditions du Seuil, 2017.

[9] Texte présenté́ par Anselm Jappe dans La civilisation et le travail, Éditions Le passager clandestin, 2013

[10] Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXI ° siècle, Alain Supiot, Leçon de clôture du Collège de France du 22 mai 2019.

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